Andromaque par Stéphane Braunschweig à l'Odéon : le génie à sang
- jochanson
- 18 nov. 2023
- 2 min de lecture
La scène représente une immense flaque ronde dans laquelle les acteurs évoluent, deux heures durant. La flaque de sang, image miroir des guerres violentes engendrées par les personnages, laisse penser avec force que le vacarme de la mort ne peut que faire naître en retour une tragédie inéluctable. C’est bien le tumulte des meurtres qui porte la folie des protagonistes. Stéphane Braunschweig monte une Andromaque époustouflante, scintillante et redoutablement puissante.

A priori, l'Andromaque du directeur de l’Odéon se présente comme une proposition poussiéreuse : les acteurs sont le plus souvent de trois quarts, jouent sur la même ligne, s'étreignent en des positions clichées et, dès la première scène, ont tendance à parler d'une voix détimbrée en baissant le volume en fin de phrase, le tout porté par une amplification sonore dont on se demande si elle a un quelconque intérêt. La déception des premières minutes s'arrête là, et laisse place à un spectacle de très haute volée.
Tous ces éléments de « vieux » théâtre sont loin de desservir une maitrise exceptionnelle de la versification, des intentions de jeu et des tensions qui affleurent. La sonorisation n’empêche pas le jeu, loin de là. Anne-Françoise Benhamou, comme à son habitude, a accompagné le travail dramaturgique de cette Andromaque. Non loin de là, un autre dramaturge laisse planer son ombre au dessus de la pièce, même s'il n'y a probablement pas participé directement. Qu'importe, le Dire le vers de François Regnault, parait avoir été digéré de main de maître par tous les acteurs et actrices. La diction est impeccable, les césures maitrisées, les hiatus respectés, les élisions éloignées. Le vers est dit dans toutes ses subtilités, aucune fuite en avant, aucune tentation d'actualisation mal placée.

Les acteurs cisèlent dans une matière déjà somptueuse les mots avec une précision des intentions remarquablement maîtrisée, riche de mille nuances émotives et intelligibles. Si Antoine Vitez montait les classiques en assignant aux personnages des idées, faisant de chaque acteur l’étendard d’une proposition à défendre, Stéphane Braunschweig met en scène un théâtre de l’idée, une unité puissante portée par tous les personnages. Le metteur en scène insuffle une intelligence de texte commune. La précision maniaque du vers sert un propos excessivement intelligent : en marchant tous dans une marre de sang, les protagonistes rappellent que la guerre les habite, que les morts sont à leurs pieds et que le vacarme va jusqu’à les hanter dans leur chair.
Comme le fait remarquer Stéphane Braunschweig, les personnages habités des atrocités de la guerre, portent en eux un « stress post-traumatique ». L’immonde naît de l’immonde et le mélange entre « beauté et effroi », évoqué par le metteur en scène, rend le destin tragique d’Andromaque d’autant plus troublant. Les vers du poème de Racine sont, en effet, une pierre précieuse polie par la maîtrise exceptionnelle des acteurs, qui rendent coupant le moindre mot, en en faisant une arme capable de trancher à vif les vies et les destins. L’idée est celle-ci : la guerre, plus que l’amour, porte en elle le destin des personnages. « Rien ne naît de rien » dit Lucrèce dans son De Rerum Natura : l’amour, ici au bord de l’abîme, est soutenu par un sol sanglant. Les sentiments qui engendrent les fatum sont aussi fils des gouffres. Et, en filigrane, cette pensée : il est temps de soigner ce monde.
Jonathan Chanson 18/11/2023
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