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Bob Wilson en personne crée son Pessoa au Théâtre de la Ville

  • jochanson
  • 15 nov. 2024
  • 3 min de lecture

Robert Wilson présente son Pessoa au Théâtre de la Ville, entre déférence artistique, esthétique propre et texte qui résiste.


Qu’on se le dise, Fernando Pessoa, c’est - entre autres - la poésie, la philosophie, le mysticisme, et aussi… une certaine conception du symbolisme, son héritage patent. Son époque, c’est celle du français Lugné-Poe au théâtre ou celle du mystique belge Maeterlinck. Tout est suggéré chez Bob Wilson, évoqué, par touches d’ésotérisme flou, faisant la part belle à l’émotion, au poète qui se révèle « clairon » selon les mots de Rimbaud, d’une réalité à dévoiler. Les peintres du symbolisme sont Gustave Moreau, Odilon Redon voire Klimt. Et, à voir la toile peinte en front de scène qui accueille le spectateur, on a l’impression que Bob Wilson a capté l’esthétique symboliste qu’il affiche d’entrée de jeu. Il y a là comme une « mer mêlée au soleil », cette éternité mise en mots par l’homme aux semelles de vent (re Rimbaud). Et ce sont tous les cyclos, dans leurs couleurs affirmées, marques de fabrique du metteur en scène américain, qui manifestent encore les dégradés fumants du mouvement symboliste. Ce sont les pauses épurées des comédiens, les mots psalmodiés, l’intrusion du burlesque qui militent, encore, pour le symbolisme ou du moins une esthétique viennoise fin de siècle, au crépuscule du rationnel, bientôt près du gouffre de l’insensé.


Mais l’admiration devant ce joyau plastique ne saurait cacher la déception quant à un traitement mortifère des mots du poète portugais. Les acteurs déclament, avec brio, un texte bien trop froid, éteint par la déférence du metteur en scène envers Pessoa. Comme Rimbaud (encore lui), Pessoa brûle ses aphorismes, enflamme ses réflexions, maltraite son spleen. Sa poésie est vivante, chaude, ainsi que, peut-être, toute poésie doit l’être. Elle est faille, tremblé et assurance revendiquée. Elle se cache sur des coins de tables ou s’expose dans des revues, elle crache l’enfer du banal et s’extasie devant une mer inconnue, devant une tempête bienheureuse. Elle voit dans toute rose un semblable à chérir, dans toute sensation l’étalon d’une vie réussie. Cette poésie explose de larmes et se laisse toucher par sa roborative vivacité, par ce qui crame entre le poète et le monde, entre Pessoa, ses hétéronymes et nous.


Il y a donc quelque chose de troublant à voir Bob Wilson, dont on sait l’esthétique épurée, s’emparer du poète lisboète, au verbe acéré. L’un ne va pas avec l’autre. Les phrases répétées par les acteurs comme autant de pensées obsessionnelles sont ici inadaptées et viennent buter chez Pessoa. Le texte est interprété en plusieurs langues, surtitré pour une bonne partie. C’est là un parti pris séduisant mais qui laisse perplexe tant l’interprétation est sage. Bob Wilson se saisit parfaitement de l’atmosphère artistique du début du siècle dernier mais passe à côté du génie du poète. C’est que Pessoa échappe à toute définition. Il semble qu’il eut été plus sage d’écouter les mots, de faire le difficile travail du concret du verbe, plutôt que faire preuve d’un esprit plastique inadapté, bien que génial. Pessoa ne sied pas aux tableaux séduisants de Bob Wilson. L’objet scénique a des allures de paysages où les mots habillent une machinerie bien pensée, une scénographie brillante et cela vaut, in extremis, tout de même le coup, de se laisser aller à la contemplation d’une forme intrinsèquement malheureuse mais à laquelle on reconnaît tout de même une singularité qui surnage. On oublie donc Pessoa et on accueille Bob Wilson comme un hétéronyme inconnu du poète, très éloigné de cet employé de bureau capable de sonder au plus près la vie maritime ou les rêves et les morts chers à Hamlet.


Jonathan Chanson - vendredi 15 novembre 2024

 
 
 

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