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Deux mille vingt trois : l’implacable (et génial) dédale de Maguy Marin

  • jochanson
  • 9 mars 2024
  • 3 min de lecture

Dernière mise à jour : 21 mars 2024

« Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut être finir » : en y allant voir de plus près, les mots de Beckett siéent au cauchemar de ce monde disséqué sur scène pendant une heure quarante. Le rythme de la tragédie emporte la danse macabre des mots accusateurs.



Peu de danse : l’auteur de l’absurde qui avait inspiré les mouvements de May B souffle à Deux mille vingt trois la noirceur des catastrophes. Que l’on se précipite, les corps abîmés, dans un vide monstrueux, sur les cadences de Schubert ou Gavin Bryars ou que l’on se meurt de l’argent roi et de l’insupportable pouvoir, l’indignation est là. Un mur de noms inscrits sur des briques, ceux de milliardaires et d’hommes politiques, fait face sur tout le cadre de scène au proscenium. Ça débute comme ça, comme dans ce Voyage au bout de la nuit célinien. Le mur s’effondre. Une farandole d’hommes et de femmes vient danser au milieu des décombres, mais il n’y a pas assez d’espace pour danser, les interprètes quittent la scène après quelques pas qui évoquent le spectacle Bit de la chorégraphe.


Quelques lumières tentent de sauvegarder un peu d’insouciance, celle des fêtes de village. Mais cet espace disparaît vite pour laisser place à un groupe de danseurs fossoyeurs ou forçats de mine à ciel ouvert, œuvrant à déplacer les briques, celles sur lesquelles sont inscrits les noms de la honte. Pendant le temps du spectacle, ils vont les retourner, chercher, déterrer pour créer un nouvel espace difficilement lisible dans la pénombre qu’éclairent leurs lampes frontales.


À jardin, en fond de scène, un miroir : un interprète se prépare, se parant d’un costume de Nô ou de Kyogen, puis vient défiler en front de scène, à intervalles réguliers. Au devant de la scène à jardin, les interprètes se succèdent pour dire un texte, feuilles en main, antisèche de confort. Au devant de la scène toujours, à cour, un écran sur lequel sont projetées des images illustrant le propos. Dans les décombres, une personne regarde son téléphone portable en mangeant des chips et prend parfois la parole pour crier des citations. Voilà le tableau. 


Dans ces ruines et paysages se dessinent l’implacable démonstration de l’horreur.

Diderot, l’auteur des descriptions des tableaux du salon de 1767, donne au paysage politique et financier décrit par la troupe la même méthode que celle esquissée dans l’incipit de son roman Jacques le Fataliste : « Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde ». Car oui, comme à la façon du philosophe des lumières, usant d’associations d’idées comme autant d’heureux - apparents - hasards, Maguy Marin et ses acolytes déroulent un texte redoutable qui, non sans humour, dépeint par bribes surréalistes une image plus que sombre de notre temps. Tout finit par faire sens, tout se catapulte, se rejoint, toutes ces histoires de milliardaires, d’hommes de pouvoir, de faiseurs de luxe et de fabricant de misère, de colonisateurs et d’esclavagistes, de dominateurs et de magnas de la presse, toutes ces stars à bas prix, égéries de la mort. Tout ce qui fait nos quotidiens est ausculté à la lumière du désastre et dresse un monde sans échappatoire.


À la manière du calme après la tempête esquissé à la fin de Turba, où les acteurs chantonnaient un lied de Schubert, les interprètes de Deux mille vingt trois se rejoignent sur la scène du chaos, en plein feu, pour entonner une chanson en arabe. Tout est remis en cause dans le dernier Maguy Marin et ce procès de notre temps s’inscrit dans la grande tradition du théâtre politique : les signes de plateau font pleinement sens, le chœur optique qu’est l’écran met à distance toute tentative facile d’adhésion dramatique, le texte dénonce tout autant qu’il donne à voir. Maguy Marin crée du réfléchi, travestissant toujours les codes de la représentation, entre théâtre et farandole de la pensée. Ce sont bien les images, ici, qui dansent, comme lors de cette danse inaugurale : les mots se succèdent comme les corps s’entrelacent, tentant de créer une survie car danser, comme dire, même au milieu des décombres, ouvre la possibilité de la description d’un combat à mener, encore.


Jonathan Chanson - Mars 2024


Deux mille vingt trois. Théâtre de le Ville. Chorégraphie : Maguy Marin. Création lumière : Alexandre Béneteaud. Bande son / vidéo : Victor Pontonnier. Recherche documentaire : Paul Pedebidau. Costumes : Pierre-Yves Loup-Forest. Régie générale : Albin Chavignon. Régie plateau : Juliette Dubernet. Pièce en étroite collaboration avec 7 interprètes, auteurs des textes : Kostia Chaix, Kaïs Chouibi, Chandra Grangean, Lisa Martinez, Alaïs Marzouvanlian, Lise Messina, Rolando Rocha.


Crédits photographiques :  © M. Cavalca-Mascarille / Blandine Soulage

 
 
 

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