DYS_SYLPHIDE de Saša Asentić au Théâtre de la Ville, une création hors normes
- jochanson
- 16 mai 2022
- 4 min de lecture
Sur le papier, Saša Asentić, chorégraphe Serbe, présente ce soir-là, à l’espace Cardin du Théâtre de la ville, un spectacle de danse en collaboration avec une troupe de danse inclusive, Per.art, qu’il a lui-même créée. Au programme, la danse de la sorcière de Mary Wigman, Kontakthof de Pina Bausch et Sel Unfinished de Xavier Le Roy.
Sur la scène, un espace vide, dessiné à jardin et à cour par deux rangées de cubes noirs, perpendiculaires à la scène, sur lesquels sont assis huit interprètes de DIS_SYLPHIDE, dès l’entrée public. En fond de scène, un écran laisse deviner une possible traduction : il va y avoir du texte. Et de fait, deux interprètes s’emparent de feuilles noires et nous préparent aux mots de la poétesse Natalija Vladisavljević qui danse alors avec une présence magnétique le Hexentanz de Mary Wigman. Pour l’accompagner, les autres danseurs entament une musique cristalline obtenue par le frottement de leurs doigts mouillés sur les bord d’un verre. Un rythme se fait jour au son des percussions sur les cubes de bois. Des cris viennent bientôt accompagner une furie qui effraie autant qu’elle fascine, dressant le temps en une transe hypnotique, tout autant bachique que sombre.
Les cubes disparaissent, accompagnés par le mouvement précis des danseurs, lors d’une transition maitrisée et sensible. La lumière les accompagne, juste et « empathique », jusqu’à la fin. La deuxième partie du spectacle présente des extraits du fameux Kontakthof de Pina Bausch. Deux interprètes parlent français et nous annoncent que chaque extrait sera précédée d’une discussion entre eux, pour le commenter mais aussi pour se mettre d’accord sur l’extrait qui sera choisi. Ces moments de dialogues délicieux qui rythment cette partie, où la beauté de la langue serbe se dispute au naturel bienveillant des danseurs, nous emmènent dans une expérience inédite de partage et de complicité. Certains spectateurs sont amenés à monter sur scène à l’occasion de l’une ou l’autre scène. La place de l’homme dans la société, la violence de cette dernière, la notion de contact, entre les corps mais aussi entre les individus sociaux et politiques, Kontakthof est revisité avec un respect déconcertant, jetant un regard neuf sur cette pièce mythique.
La troisième partie, sur un espace dépouillé de tout accessoire, cubes ou chaises, consiste en la reprise de Self Unfinished de Xavier Le Roy, la danse d’un homme sans tête, de manière beaucoup moins acrobatique mais peut-être beaucoup plus sensible et, surtout, par tous les interprètes, les uns à la suite des autres. La question du corps, toujours, est posée sans doute avec plus d’acuité : derrière l’invisibilisation des identités à la faveur de masses mouvantes performant, la relation à la pesanteur tout autant qu’à eux-mêmes, interroge sur les canons académiques attendus sur une scène.
Et c’est là le dernier point à aborder, qui peut paraître superflu mais qui est incroyablement nécessaire. Car les corps et les voix, les danses et les moments de théâtres, permis par la forme du spectacle tout autant que par les œuvres travaillées, ne sont pas normatifs. Les danseurs et les danseuses portent, pour la plupart, un handicap. Bien sûr, un des propos des spectacles de compagnie inclusive est de montrer la différence sur des plateaux très normés et formatés, qui plus est dans le milieu de la danse, nourri aux canons performatifs de danseurs et danseuses agiles et puissants. Mais il est aussi question d’affirmer un point de vue sur l’autre, sur ce qu’il faut montrer de la différence, sur ce que l’on souhaite en dire, sur ce que l’on est capable d’en dire. Loin de s’attaquer dès lors aux modèles d’une discipline, il s’agit de rendre public des êtres et notre capacité à accueillir ce que la société rejette ou évite le plus souvent. Jérôme Bel, avec son Disabled theater, avait décidé d’appuyer le côté « freak » de ses interprètes, de manière revendiquée et assumée. A l’opposé de ce travail, la Compagnie l’Oiseau Mouche à Roubaix propose depuis de nombreuses années à de grands metteurs en scène de monter des pièces avec une troupe de personnes porteuses de handicap mental. L’Oiseau Mouche prend au sérieux ses sociétaires et offre un véritable exemple d’inclusion réussi. Les difficultés sont surmontées par une rigueur exemplaire et une foi en l’homme et la femme, admirable et bienvenue. DIS_SYLPHIDE, avec Saša Asentić, propose quant à lui, par le choix de l’inclusion et de la mixité, un dialogue bienveillant et égalitaire, exigeant et sensible. Chacun a droit à la parole. Pas de monstration, pas d’agilité revendiquée, mais une présence au monde riche, épaisse, brillante et réjouissante. Un monde que l’on souhaite de nos vœux, transparent, simple, où les individus brillent.
Il n’est pas question, au final, de distribuer les bons et les mauvais points, mais les spectacles inclusifs posent de réelles interrogations pour lesquelles il faut tenter des réponses. Entre une société qui montre, une société qui efface et une société qui révèle la singularité de chacun dans un vivre ensemble jouissif, les dramaturgies de la différence affirment des visions du monde singulières, qui se complètent et s’excluent. Dès lors s’expriment trois régimes de représentation : « je suis différent », « je ne suis pas différent », « nous sommes différents ». Les deux premières posent le public en position de voyeur, la dernière inclut le public dans un jeu d’individualités et de collectif pour faire société. Sans doute que ces trois modes de représentation de la différence sont importants. Cependant, le dernier est tout à fait récent et acte, certainement, enfin, une nouvelle ère bienvenue pour le public et les danseurs, danseuses, acteurs et actrices porteurs de handicap. Il y a de la vie, tout simplement, une foi en l’homme, une affirmation de la supériorité de la création, par cet espace vide, par ces scènes maitrisées, par ce partage et cette humilité. DIS_SYLPHIDE fera date.
Jonathan Chanson - 16 mai 2022
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