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La bible de ma mère d'Emmanuel Godo : feuillets de prière

  • jochanson
  • 23 sept. 2022
  • 3 min de lecture

La bible de ma mère, d’Emmanuel Godo, aux éditions Corlevour, sent pour moi les Ardennes belges. Cette maison chez ma tante, au cœur du petit village de Malvoisin, mes repas familiaux et l’odeur de l’herbe que je coupais moi-même avec une débroussailleuse électrique. Les lits empoussiérés et ce trou dans le parquet qui me permettait, du moins j’aime me le raconter, d’écouter les secrets des adultes toujours attablés dans la grande salle à manger. Et moi aussi, cher Emmanuel Godo, je me souviens de ces « blockhaus allemands qui n'avaient pas encore été démantelés et dans lesquels on jouait, enfant, c'était la même insouciance qu'à Chaumont, on se glissait dans les ouvertures, on rampait pendant dix mètres dans le sable, sans rien voir, dans des odeurs de curry, de bière et d'urine éventée, on ressortait triomphants, peur vaincue, de l'autre côté. »

La bible de ma mère ce sont tous ces souvenirs, ces quelque chose vivants qui se tiennent en suspension dans notre amour pour eux : nos parents, nos grands-parents, nos amours, pour soi-même aussi, cet enfant qui, malgré tout, a vécu jusqu’ici. C’est cette colère, qu’Emmanuel Godo a toujours eu rentrée en lui : « et je dirai la grandeur et la beauté des maisons imaginaires où elles font vivre leurs enfants, des maisons vastes comme des vaisseliers adossés fidèlement au ciel, je dévisagerai la trogne des profanateurs, des obsédés de la toise, je leur enfoncerai mon savoir-vivre dans la gorge, je leur apprendrai que la pauvreté n'appartient à personne, et je jetterai un dernier regard sur les portes fermées, sur les volets qui se dégondent, sur les jardins qu'on laisse en friche, sur les bibelots qu'on vend en catimini parce qu'on n'a plus les moyens mais qu'on a encore de l'honneur, j'écouterai le cliquetis des bracelets dorés, je chanterai ta noblesse, ma mère, couchée dans ton cercueil avec ta jupe écossaise, ton chemisier impeccable, ton gilet vert, ton profil de reine apaisée, je dirai le génie de tes fables et ce sera une offrande faite au Plus Jamais par le feu des larmes, en bonne odeur à l'Éternel ! ».

Cette colère, c’est celle, entre autres, d’être pris pour un imposteur, celui qui n’aurait pas droit à la pauvreté et qui pourtant porte en lui un Dieu qui anime sa vie. Ce Dieu transpire à chaque anecdote, à chaque histoire susurrée à nos âmes silencieuses.

Emmanuel Godo nous parle de ces fantômes, de ces morts qui marquent nos parcours, celle de sa mère, celle de son père, prématurée, évoquée ici avec les mots de Racine :

« Jean Racine […] a déposé, trois siècles avant que je naisse, dans la bouche de son personnage de Joad à la toute fin d'Athalie, une parole qui a été le baume sur la blessure de ma vie :

« Par cette fin terrible, et due à ses forfaits,

Apprenez, roi des Juifs, et n'oubliez jamais

Que les rois dans le ciel ont un juge sévère,

L'innocence un vengeur, et l'orphelin un père. »

Les paroles familiales sont bien vivantes, s’invitant directement, adressées au lecteur comme un acte de connivence. Et il y a cet amour, avec la mère de ses enfants :

« Et ces deux êtres, une fois devenus ce qu'ils étaient appelés à devenir, ne pouvaient plus s'aimer.

Étrange histoire. Irracontable. »

Emmanuel Godo sait saisir avec une acuité déconcertante l’air du temps, ce passé à jamais perdu mais que l’on revisite, qui vit, illuminé sans doute par le divin, « irracontable » sans doute.

Il faut se méfier des grandes idées qui révèleraient la substantifique moelle de cette bible-là, elle ne se laisse enfermer dans aucun concept car elle a une vie, brute, une joie douloureuse qui ne s’accomplit que parce qu’elle est sans raison, pure acte d’amour envers les siens, envers une humanité personnelle qui se révèle collective. Car La bible de ma mère n’est pas une confession impudique mais plutôt une action alchimique qui transforme un récit en « notre » récit. Il se passe comme une transsubstantiation : ce passé de papier s’incarne en nous, ce point de vue original et originel trouve écho dans nos vies. Comme la bourgeoisie russe décrite un jour par Dostoïevski sans qu’il n’imagine un instant que ses histoires intéresseraient ni ne traverseraient les âges, le passé d’Emmanuel Godo se révèle être un temps syncrétique enthousiaste et teinté d’une tristesse liée à tout passé qui est aussi le notre, notre Ardenne.


Jonathan Chanson 23/09/2022

 
 
 

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