« La Tempête » par Peter Brook et Marie-Hélène Estienne : l’étoffe de nos rêves
- jochanson
- 1 mai 2022
- 3 min de lecture
Peter Brook et Marie-Hélène Estienne adaptent La Tempête de Shakespeare dans une version condensée à la traduction séduisante de Jean-Claude Carrière.
Quelques accessoires jonchent le sol, des tapis orientaux pliés, des troncs de bois taillés, des brindilles. Deux bancs, en milieu de scène, se font face. Tout a son utilité, à un moment du spectacle. Le plateau est pour ainsi dire vide, le stricte nécessaire dessine un espace de jeu restreint, au proscénium. Les bancs sont occupés par les acteurs en attente, qui assistent plus qu’ils ne regardent. Habités d’une écoute bienveillante, tous soutiennent par leur attention le jeu de leurs camarades. Seul Ery Nzaramba est plongé dans un livre quand il ne joue pas, possible dramaturge de ce qui se passe sur scène, image forte d’un metteur en scène qui projetterait son travail.
Si l’espace est vide, c’est qu’il est habité par les mots, par les trouvailles de jeu, par les situations. Et là où de nombreux metteurs en scène ne savent pas insuffler une cohérence de jeu, une unité de style, Peter Brook sait avec virtuosité diriger ses acteurs et faire naître du théâtre. Le récit, l’histoire, n’est pas si importante. Les dialectiques liberté/soumission, dualité/unité, s’incarnent dans le rapport à l’autre, dans le devenir du verbe.
Il y a deux monstres sacrés de la fin du siècle dernier, qui ont régné en maîtres sur le théâtre de texte : Peter Brook et Antoine Vitez. Dans leur lignée ont suivi Stuart Seide et Declan Donnellan. Tous portent une attention sacrée aux mots. Si Antoine Vitez, avec son théâtre des idées, s’illustrait dans les rapports de force, nourri de Racine et Brecht, Peter Brook, Stuart Seide et Declan Donnellan ont tous exploré Shakespeare comme matière première de leur théâtre.
C’est que Shakespeare offre des mots bruts aux comédiens, des possibilités de jeu sans fin et un cadre presque naturel pour la direction d’acteur. Formé chez Vitez, révérant Peter Brook, Stuart Seide avait pour habitude d’établir comme étalon de l’imaginaire shakespearien certaines règles : chez Shakespeare on dit ce que l’on pense et l’on pense ce que l’on dit, on ne joue jamais face à face, ni sur la même ligne. Chez Brook, les cadres donnés au dramaturge anglais se reconnaissent également, notamment dans la gestion des corps.
Revenir à La Tempête, c’est explorer encore une fois la dernière œuvre de Shakespeare en en gardant la quintessence. La pièce offre un bouquet rétrospectif de scènes antérieures Roméo et Juliette, Hamlet, Comme il vous plaira, Macbeth, Antoine et Cléopâtre, entre autres. Le condensé de l’adaptation de Peter Brook et Marie-Hélène Estienne distille l’essence d’une œuvre monumentale en un diamant scénique qui laisse surtout, au final, l’impression d’assister au dévoilement de ce qui fait le mystère du théâtre : remplir le vide de mots et faire vie plus que la vie.
Faire théâtre ici, c’est faire que la foule vienne se jauger à la poésie du Globe, à la lumière de délicates situations de jeu, comme sorties de l’étoffe d’un rêve, celui de tout lecteur qui projette, inévitablement, sa rêverie sur la scène éthérée de son imaginaire. C’est le processus de la scène aux mots, des mots à l’œuvre papier, de l’œuvre papier à son auteur que nous donne à voir Peter Brook, comme si nous donnions naissance, à l’instant, à nos désirs de mise en scène, de vie incarnée, en assistant à la représentation. Comme semble le faire Ery Nzaramba, lisant sur le banc une possible Tempête qui se joue devant lui. Peter Brook a le génie absolu de rendre ses acteurs comme l’étoffe, en effet, de nos rêves. En faisant de l’espace vide la règle qui structure les mots, en choisissant d’adapter La Tempête, en dirigeant ces acteurs, Peter Brook nous livre l’essence même d’une vie de théâtre : rendre invisible le plateau pour ne se souvenir que de notre irrépressible besoin de création, de notre impérieux besoin de faire naître du rien un monde nécessaire et fragile, comme l’oiseau sorti un jour des mains vides de Sotigui Kouyaté, magnifique griot de Tierno Bokar.
Jonathan Chanson - 1 mai 2022
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