
Leïla Ka, bouffée de talent
- jochanson
- 6 sept. 2022
- 3 min de lecture
Leïla Ka, lauréate du prix de la Révélation chorégraphique de la critique de la danse et du concours « Danse Élargie », se livre avec générosité et bienveillance à l’occasion de ce portrait conquis et enthousiaste.
Leïla Ka, la voix douce et posée, revient rapidement sur les conséquences de sa victoire au concours « Danse Élargie », organisé par le Théâtre de la Ville, où elle présentait une pièce pour cinq danseuses intitulée Bouffées. La chorégraphie, retravaillée à la fin de l’été pour un début de tournée à l’automne 2023 en version longue, continuera à tourner dans sa forme actuelle. Avant trois pièces - dont deux solos - jouées les saisons passées, Leïla Ka a rencontré Maguy Marin dans le cadre d’une audition pour les talents Adami et a travaillé avec la chorégraphe à RamDam pour intégrer la distribution de May B. De la bienveillance durant tout le processus de reprise à l’émulation provoquée par l’enseignement de Maguy Marin, est né le désir de se lancer dans un seul en scène, ce sera Pode Ser. Dans ce travail et les suivants, est présente une forme de théâtralité dansée que la chorégraphe hérite sûrement de Maguy Marin mais aussi des cours de « théâtre sans parole », qu’elle prenait dans son collège de Saint-Nazaire avec des jeunes sourds. Leïla Ka aime mettre en scène un personnage, raconter des histoires, se raconter des histoires. Les mots sont trop intimidants, ils contiennent une mise en danger, « avec la danse on se protège » confie-t-elle. Elle accepte intimidée la comparaison avec Anne Teresa de Keersmaeker et reconnaît certaines connivences : l’aspect répétitif du mouvement, le côté mathématique, le travail sur les lignes. Et comme la chorégraphe belge, elle aime mettre en scène des femmes. Pas par esprit de sororité, pas pour revendiquer quoi que soit, mais pour parler simplement de femmes abandonnées, fragiles. Elle s’inspire des représentations romantiques de la femme et visite le Musée de la Vie romantique ou le Musée Marmottan à Paris. Les silhouettes dociles, gorges déployées, corps las, se retrouvent dans ses créations. Avec cette envie toujours de parler d’en dessous. Elle lit d’ailleurs Georges Sand, qui « met en lumière des gens du petit peuple », des personnages, souvent des femmes, non héroïques, partagées « entre le désir et le devoir ».
Elle n’est pas spectatrice de danse contemporaine, elle ne se mesure à aucun étalon, elle a avec elle son bagage théâtral, une expérience de danse hip-hop et les précieuses indications entendues à RamDam, celles qui lui ont mis des « petites ailes sur le dos ». Tout fait sens sur un plateau de danse. Et comme la chorégraphe de May B s’était lancée dans le pari un peu fou d’un travail chorégraphique à partir de Beckett, dans les combles d’une église parisienne, Leïla Ka se retrouve seule dans un petit studio, accompagnée d’une unique petite robe, et ose. Elle aime les silences mais s’accompagne également de Schubert, de Haendel ou de musique électronique. Elle crée des formes courtes et se dit qu’au moins, si la chorégraphie ne plaît pas, le spectateur aura toujours le choix d’écouter une musique qui « se suffit à elle-même ». Même si elle se sent complètement légitime de parler de ce qui la travaille, elle ressent un « syndrome de l’imposteur ». Sans formation académique elle chasse l’ennui, cette pente glissante des salles de théâtre si bien décrite par Peter Brook. Et c’est avec une grâce élégante et une énergie tellurique que Leïla Ka chorégraphie des pièces sensibles et fortes. Les femmes de Bouffées expriment leur chagrin tout autant qu’elles portent le chagrin d’un autre, elles nous subjuguent de leur pouvoir cathartique, et nous portons ensemble une part de tristesse sublime, comme sortie d’un rituel mélancolique et plein d’allégresse. Cet élan d’enthousiasme et de recueillement que soulève le travail de Leïla Ka lui promet un très bel avenir et l’inscrit dès maintenant dans la liste restreinte des rares créateurs qui s’approchent de l’essentiel.
Jonathan Chanson 06/08/2022
Comments