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Échange avec Marlene Monteiro Freitas, chorégraphe de génie et démiurge enthousiaste et inspiré

  • jochanson
  • 30 déc. 2021
  • 7 min de lecture

Dernière mise à jour : 30 sept. 2022

Après avoir vu Bacchantes, Jaguar et Canine jaunâtre 3, j’ai contacté Marlene Monteiro Freitas pour lui faire part de mes réflexions à propos de son travail. À la suite d’une conversation par mail, nous avons convenu d’un rendez-vous, proche de la Gare Montparnasse, à Paris, pour discuter plus en profondeur. Lors de ce rendez-vous, j’ai posé quelques questions à Marlene. Le temps et ses aléas passant, je publie ce rare et précieux entretien du 9 décembre 2018 aujourd’hui, avec l’accord de Marlene. Je la remercie chaleureusement pour sa bienveillance et sa générosité lors de nos échanges. Après le triomphe de Bacchantes et de Mal - Embriaguez Divina, Marlene présente un portrait dans l’éditons 2022 du Festival d’Automne.


J. C. Comment as-tu débuté ?

M. M. F. Le premier spectacle produit avec une subvention du Ministère de la culture est La gravité de l’animal, une pièce à partir de Baal de Brecht. Après l’école, ce qui était un peu dérangeant, c’est qu’à la place de rester à Bruxelles, je suis repartie à Lisbonne alors que, normalement, quand tu finis une école si tu restes dans les alentours, le contexte, les choses se passent naturellement. En effet, en arrivant à Lisbonne j’ai fait plein d’auditions et je n’étais pas prise. J’ai fait une audition pour un workshop, je n’ai pas été prise : j’avais déjà une expérience et d’autres gens avaient la priorité car ils n’avaient pas d’expérience dans une école. J’ai ensuite fait un stage dans une fondation qui invitait différents chorégraphes, il y eu beaucoup de chorégraphes français qui sont venus. C’était un stage de quelques mois, de janvier à juin. Là-bas j’ai connu Loïc Touzé et il m’a invitée à danser dans un projet qu’il avait en France. Après ça j’ai travaillé avec Emmanuelle Huynh, Boris Charmatz, entre-temps à Lisbonne j’ai travaillé avec Tânia Cravalho, Tiago Guedes, j’ai fait beaucoup de choses comme ça, mais j’ai toujours en parallèle fait mes petits projets, sans budget, sans visibilité. À la fin du stage j’ai créé une pièce peu présentée : Première impression. Avant cela, après l’école PARTS, j’avais fait un solo qui était Kaspar à partir de Kaspar Hauser, de Peter Handke, que j’ai joué toute seule. Après j’ai fait un duo avec un budget de 1000 euros à peine. Pendant beaucoup de temps je me payais mal pour payer les danseurs. Guintche avait un budget de 5000 euros, je voulais que ce soit un duo mais ça n’a pas marché.

J. C. Pourquoi ?

M. M. F. J’ai invité un ami - un très grand ami - mais il ne venait pas aux répétitions, il disparaissait. J’ai aussi invité un acteur mais ça n’a pas marché. Avec Guintche, en avançant dans le travail, j’ai décidé que ce n’était pas possible de travailler avec ce manque d’engagement.

J. C. C’est donc avec Guintche que tu t’es forgé une forte exigence ?

M. M. F. Cette exigence était aussi beaucoup dans Animal mais l’équipe d’Animal était une équipe facile, cela ne m’a pas obligé à affirmer quelque chose, alors que pour Guintche j’ai dû galérer, j’ai dû affirmer quelque chose, c’est la difficulté qui a créé cela.

J. C. « Pork » (le nom de la maison de production de Marlene), est-ce que cela vient de Basquiat ?

M. M. F. Pas du tout ! Mais c’est quand’ même incroyable car entretemps j’ai vu un tableau de Basquiat où il a écrit « Pork ». C’est Yannick Foissier, avec qui je travaille pour l’espace, la lumière et qui habite à Paris, qui l’a trouvé dans une expo Basquiat et m’a envoyé la photo !

J. C. Cela colle tout à fait à ton esthétique !

M. M. F. Je n’avais pas d’image pour Bacchantes et je voulais utiliser King Pleasure, un tableau tout jaune avec une couronne, nous avons demandé les autorisations et cela n’a pas été possible. Dans Bacchantes il y a un moment où l’on écrit « King Pleasure »,quand on fait du vélo et qu’on chante, cela apparaît dans l’écran, c’est discret mais cela apparaît. Andréas avec qui je travaille depuis longtemps a vu un documentaire sur Basquiat dans lequel une femme dit qu’elle habitait en bas de chez lui et qu’il écoutait le Boléro de Ravel (utilisé dans Bacchantes) tout le temps.

J. C. Dans Bacchantes il y a l’énergie, le côté lumineux, le côté coloriste de Basquiat, il y a de la joie et bien sûr une certaine gravité chez vous deux. Revenons à ton parcours, après Guintche il y a Mimosa.

M. M. F. Avec Mimosa on a fait une pause parce que tout le monde était occupé avec d’autres travaux mais on préfère dire que c’est une pause.

J. C. Le dernier spectacle en date est Canine jaunâtre 3. C’est un très beau nom, cela me fait penser à un haïku.

M. M. F. Il y a eu des résistances avec ce nom. Il y a des noms qui font plus consensus.

J. C. Quelles sont tes sources d’inspiration ?

M. M. F. Je suis quelqu’un qui n’a jamais eu une couleur préférée, un musicien préféré. Mais j’aime bien Bacon, Velasquez, Cranach, Boremans… À chaque projet je cherche et je planche sur des auteurs qui ont des liens, même très distants, avec le projet. Les chanteurs : Nina Simon, David Bowie, Ildo Lobo, mais ils sont tous dans la vieillesse ! Prince ! Il y en a beaucoup d’autres.

J. C. As-tu un goût pour l’opéra ?

M. M. F. J’aime l’Orfeo de Monteverdi que j’ai beaucoup écouté pour Ivoire et chair. Peut-être qu’à force de le connaître il me parle plus profondément.

J. C. Et la poésie ?

M. M. F. La forme d’une poésie est ce qui m’importe le plus. Si on considère que le chant est une poésie alors là je suis connectée. Par exemple pour la pièce de 2020 [Mal] je voudrais me rapprocher de la poésie, en ce sens qu’il n’y a pas une seule interprétation, une seule raison en poésie. Mahmoud Darwich est assez présent.

J. C. C’est l’effet que m’a fait Bacchantes, une pièce sans raison. Les philosophes vitalistes ont beaucoup travaillé sur cette notion d’absence de raison dans certains concepts comme l’amour par exemple. Il s’agit d’être dans le réel, sans raison.

M. M. F. Être et ne pas raconter.

J. C. Il n’y a pas d’évocation, on est dans une vision directe.

M. M. F. Exactement, c’est très important pour moi pour la performance.

J. C. Il y a un philosophe français qui s’appelle Clément Rosset qui a écrit Le Réel et son double. Le réel est double mais il y a des états d’ivresse ou de folie qui permettent de voir directement le réel, d’accéder aux choses. Revenons à tes inspirations. Quelles sont tes sources d’inspiration dans la danse ? Des chorégraphes qui t’inspirent ?

M. M. F. J’apprécie le travail de tellement de monde. C’est la question la plus difficile ! Café Müller de Pina Bausch, c’est la seule fois où je voyais une pièce en vidéo et que cela m’a émue. J’aime aussi le théâtre, Tadeuz Kantor, Marthaler, Castellucci, l’Orfée et Eurydice de Castellucci... Il faut que je trouve des chorégraphes !? Gisèle Vienne, Loic Touzé, Lander Patrick, Flora Détraz, François Chaignaud et Cecilia Bengolea, Trajal Harrel, Meg Stuart, etc, etc, etc.

J. C. Boris Charmatz ?

M. M. F. Je n’ai jamais vu live un spectacle de Boris ; j’ai participé et j’ai adoré.

J. C. Lia Rodrigues ?

M. M. F. Oui, elle a enseigné dans le programme où j’ai rencontré Loïc. J’aime beaucoup la personne et l’artiste mais le travail je ne connais pas assez bien. Mais mes sources ne sont pas forcément de la danse. La peinture, la poésie, la musique, me touchent beaucoup.

J. C. As-tu un rapport particulier à la joie ? dans les trois spectacles que j’ai vu (Jaguar, Bacchantes et Canine jaunâtre 3) il y une sorte de force de vie, même dans Jaguar, qui est le moins festif, il y a une énergie qui se communique énormément.

M. M. F. Quand je vais faire un projet, j’ai beaucoup de désir, je suis en empathie avec tout. C’est difficile d’être calme et de faire un projet. Je suis en ébullition, dans le travail, l’énergie génère l’énergie. L’endroit du plaisir est très important pour moi, même si je sais que par l’antipathie il y a beaucoup de choses qui s’affirment. Mais c’est plus fort par le plaisir, en tout cas dans le travail, je n’aime pas trop travailler dans la négation, dire « ce n’est pas ça, ce n’est pas ça », j’aime bien travailler plutôt dans une affirmation même s’il s’agit de quelque chose que l’on ne connaît pas vraiment. Quand je dis la négation, c’est qu’on peut travailler beaucoup en danse en disant : « c’est pas bien ça, c’est pas ça, c’est pas ça ». Et dans la négation de tout ça on retrouve quelque chose. Moi, je ne sais pas si c’est pour ça que je travaille beaucoup toute seule avant d’être avec l’équipe - normalement l’équipe est ensemble deux mois, deux mois et demi - pour Bacchantes toute l’équipe était ensemble six jours. Je travaille beaucoup des parties avec certaines personnes, deux, trois ou cinq, pour avoir vraiment le temps de travailler directement avec quelqu’un. C’est important pour moi, mais quand on est beaucoup, avec tout le monde, j’ai l’impression qu’on travaille sur l’idée du groupe, et c’est comme si pour moi l’idée du groupe ne devait pas être trop importante. Ce qui fait le groupe ce sont les individus.

J. C. Cela se ressent, dans le public notre regard a toujours de quoi voir. Il y a tout le temps quelque chose qui se passe.

M. M. F. Il y a une écriture personnelle dans le groupe. Ce ne sont pas des solos, ce sont des situations.


Jonathan Chanson le 9 décembre 2018


 
 
 

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