Pit à l'Opéra de Paris par Bobbi Jene Smith et Or Schraiber : la fosse s'exhibe
- jochanson
- 28 mars 2023
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L'Opéra Garnier accueille Pit jusqu'au 30 mars. Un spectacle aux inspirations mystiques et philosophiques qui emprunte de multiples situations scéniques déjà vues tout en imprimant sa singularité.
Le plateau est quasiment nu. Seule une dalle qui semble être faite de béton occupe les trois quarts de la scène, légèrement inclinée. Ce grand plateau surélevé est le lieu de la danse où solistes, petits groupes et ensembles viennent distiller des chorégraphies inspirées en grande partie de la danse Gaga crée par Ohad Naharin qui a formé, entre autres, Bobbi Jene Smith et Or Schraiber. Les danseurs vêtus de costumes rappelant ceux de Pina Bausch, évoluent entre moments théâtraux ou dansés. Le côté sombre et sensuel de la pièce rappelle le Rake's Progress mis en scène par Olivier Py en 2008. L'errance sur scène d'un groupe qui se cherche fait écho à la pièce Six personnages en quête d'auteur de Pirandello. La porte en fond de scène évoque le gigantisme de certaines pièces du dramaturge Ibsen. Le geste chorégraphique fait penser à celui de Pina Bausch ou Ohad Naharin. Le spectacle évoque les œuvres d’Artaud, Sade ou Foucault. Et, au milieu des jeux de dominations, une lumière en clair-obscur rappelle les intérieurs de Hammershoï. La danse, le plus souvent asymétrique, rappellera à ses admirateurs celle d'Isadora Duncan, habitée d'un souffle vital pleinement exprimé dans Pit.
Le jeu est plus intentionnel que formel. Au milieu des mouvements habités des danseurs du ballet de l'Opéra se dessine comme un chœur tribal énergique et disparate. Les danseurs sont sommés de danser, comme pris sous le joug d'une injonction à n'être plus qu'un corps prisonnier de l'opéra, victime de son essence, tour à tour bourreau ou supplicié. Car, si Pit renvoie à de nombreuses expériences de spectateur, il pose son originalité dans un auto référencement faisant de la représentation un temps fermé sur lui-même qui convoque une folle souffrance sensuelle et morbide. Les âmes se pèsent à la faveur de mottes de terres recouvrant des corps presque nus, les interprètes courent pour échapper à un danger invisible, ils tentent de s'enfuir, se font souffrir et distillent ainsi une dramaturgie de la dialectique dominant/dominé qui s'incarne pleinement dans des corps qui s'attirent tout autant qu'ils se repoussent, électrifiés, emportés par un amour décharné.
Pit signifie la fosse, et par extension, au théâtre, la fosse d'orchestre. Ici, l'orchestre joue un concerto de Sibelius, joyau d'un certain romantisme, qui sied parfaitement à l'esthétique expressionniste de Bobbi Jene Smith et Or Schraiber. Petteri Livonen, premier violon de l'orchestre, exécute sa partition en front de scène, à jardin, accompagnant au plus près les interprètes, s'extrayant de la fosse pour en trouver une autre. Chacun essaie de trouver un nouvel essor, d'échapper à la coercition. La danse de Bobbi Jene Smith et Or Schraiber tente de se libérer de la contrainte dans un geste primitif de survie et de séduction. À l'époque élisabéthaine, le « Pit » était le trou où les coqs se livraient à des combats sanglants et fatals. Le Globe, théâtre de Shakespeare, se situait en face d'un tel lieu d’affrontements. La troupe devait rivaliser avec ce divertissement populaire et proposer des pièces spectaculaires pour avoir la chance d'attirer à elle le public de parieurs. Dans Pit, les danseurs de l'Opéra sont amenés à séduire leurs camarades geôliers mais surtout le public avec une danse de libération qui, si elle emprunte pour partie aux chorégraphes contemporains, n'exprime pas moins un geste original, irrégulier, existentiel et fondamental, soucieux des individualités et garant de la cohérence de groupe. Le projet est coloré de l'urgence d'un mouvement qui s'émancipe, signature du duo de chorégraphes tout autant à l'écoute du ballet que démiurge d'une urgence salvatrice. Brillant.
Jonathan Chanson 28/03/2023
Crédits photographiques : © Yonathan Kellerman OnP
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