Le funambule au Théâtre de la Ville, justifier le monde
- jochanson
- 4 mars
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Dernière mise à jour : 10 mars
Philippe Torreton met en scène et joue le poème brûlant de Jean Genet aux Abbesses, accompagné d’un acrobate et d’un musicien. L’exercice est périlleux : tenir l’heure et quart en solo sur sa propre mise en scène, accompagné de son seul travail de comédien et diriger deux personnes au plateau, tout est réuni pour tomber dans les travers d’un exercice de style dangereux, centré sur la seule aura d’un comédien hors pair.

Les premières minutes sont tremblantes, on craint pour l’heure à venir. Le comédien est muni d’un micro HF et joue d’un ton détimbrée, ses fins de phrases sont faibles, l’inquiétude point. Mais, très rapidement, Philippe Torreton nous emmène dans un voyage somptueux, il maitrise l’art des ruptures avec brio, il avale le texte avec fièvre, module son jeu avec finesse, prend en charge les images avec intelligence, sculptant le temps, les moments de silence, le jeu de chacun. Il fait l’essentiel : dire l’abîme, le vertige, l’amour fou. L’acrobate, Lucas Bergandi, est, lui aussi exceptionnel, de justesse, de maîtrise et d’intelligence. La musique de Boris Boublil habille magistralement l’ensemble. L’ensemble est un théâtre de l’évocation, la scénographie de Raymond Sarti est toute en poésie, une envolée de poudre colorée suggère un maquillage, un sol décharné incarne un endroit presque abandonné, sujet à la rêverie.
Le texte est éblouissant. Un long poème d’amour, celui de Jean Genet pour un acrobate, Abdallah Bentaga, écrit en 1957. Jean Genet suivra le circassien pendant des années, dans l’Europe entière, et ira jusqu’à mettre en scène pour lui un spectacle de fildefériste. Le suicide de ce dernier, en 1964, marquera une rupture dans la vie de Jean Genet qui, dès lors, n’écrira plus que des œuvres théoriques, abandonnant le théâtre et les romans. Le texte du funambule est écrit dans la brûlure de l’amour. Il justifie à lui seul la matière métaphysique d’une relation pourtant charnelle. L’amour est fou, l’amour est sensuel, l’amour est mystique. Au beau milieu de ce chant à nul autre pareil, le poème justifie l’amour, le réel, il les légitime en sorte. Si cette explosion existe, c’est autant dans la relation des deux amants que dans les mots posés sur eux. Le funambule n’est pas un tombeau, il est un éclat, celui des paillettes d’or décrites au début de la pièce. Il est ce qui donne aux amours des amants de ce monde la possibilité d’exister un peu plus. Il appelle à donner ses propres mots aux hauteurs de la tendresse, de la chaleur d’un été de joie, à poser son regard sur l’autre avec l’impossible devoir d’exister dans le fracas de l’allégresse, dans la profondeur d’un silence que l’équilibre habite.
Mais il ne faut pas se leurrer, cette beauté est monstrueuse, Rimbaud le disait en ces termes : « Il s’agit de faire l’âme monstrueuse : à l’instar des comprachicos ». Le monstre, étymologiquement, c’est celui qui suscite tout autant l’effroi que l’émerveillement. Cette attirance et cette répulsion sont celles du funambule devant la mort, cette mort qui inévitablement attire et repousse. Cette mort, ligne de mire de toute poésie pauvre, dépouillée, qui sonde les soubresauts de l’âme. Car il s’agit de dire l’amour et la chute, le tremblé d’une caresse et le vertige de toute vie. À ce jeu, le comédien est passeur d’absolu, prêtre païen d’une cérémonie sans apparat. Il a entendu les mots, les a priés et nous révèle une mystique de chair, qui marche en équilibre et défie toute peur, comme on se jette dans la vie.
Jonathan Chanson
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